Avicenne, les chemins de la raison et du savoir
Qui est ce successeur perse d'Aristote ? Tout à la fois médecin, vizir et philosophe, fuyant persécutions et machinations politiques, Avicenne a profondément influencé les penseurs du monde entier durant des siècles en écrivant une centaine d'ouvrages. Retour sur la vie d'un érudit errant qui voulait tout savoir.
D'après "Avicenne, les chemins de la raison et du savoir" de François Monès - in Passerelles
Peut-on maîtriser tous les savoirs intellectuels du monde ? Interrogation absurde à l'heure de l'hyper fragmentation de la connaissance de nos sociétés technicisées à l'extrême. Mais il fut un temps où des êtres y parvenaient. Un temps où l'on pouvait emmagasiner l'ensemble du savoir disponible en théologie, médecine, philosophie, métaphysique, mathématiques, logique, art oratoire, littérature... Un temps où certains hommes rêvaient d'omniscience. Avicenne était de ceux-là. Il fut tour à tour médecin, philosophe, métaphysicien, mystique, poète, homme d'État, psychologue...
L'âge d'or
Pour comprendre le chemin tracé par Avicenne, il faut remonter avant sa naissance en 980, aux premiers siècles de l'Islam. À cette époque, la science arabo-musulmane connaît un âge d'or. Des penseurs tels le grand al-Fârâbî (872-950) explorent la pensée des philosophes grecs Aristote et Platon et la confrontent aux exigences de la foi musulmane. C'est aussi un temps de troubles politiques au sein du califat abbasside. Entre la domination des Bouyides, chutes iraniens, puis des Turcs seldjoukides. sunnites, Avicenne voit le jour dans une région du monde en plein bouleversement. Cette instabilité marquera profondément son parcours, sa trajectoire de vie.
Tout savoir
'Ali Ibn Sînâ, appelé Avicenne en Occident, est né le 7 août 980 dans le village d'Afshana, proche de Boukhara (en Transoxiane, correspondant aujourd'hui à l'Ouzbékistan), ville riche par son commerce et prestigieuse par la réputation de ses savants. Issu d'une famille fortunée au service du souverain local, Avicenne est très jeune instruit à l'arithmétique, puis au Coran et à la logique. À l'adolescence, il s'initie à la médecine, qu'il maîtrise avant ses 18 ans. Il devient une référence en ce domaine et sa réputation d'érudit parvient aux oreilles des puissants de cette partie du monde. Lorsque le sultan de Boukhara est souffrant, on fait appel à Avicenne pour le soigner. En échange de ses services, le savant ne demande pas d'argent mais l'accès à sa bibliothèque privée. Ce lieu renferme nombre de trésors susceptibles d'assouvir sa soif de connaissance. Une fois remis sur pied, le sultan tient sa promesse. Quelque temps après la bibliothèque brûle et l'on accuse le jeune intellectuel d'être à l'origine de l'incendie. On raconte alors que le savant souhaitait être le seul et unique détenteur de ces savoirs. Afin d'éviter la prison, Avicenne doit emprunter les routes de l'exil.
Exilé permanent
Avicenne prend la direction de l'émirat du Khwarezm (situé aujourd'hui au Turkménistan), à Gurgandj. La ville abrite alors nombre des plus grands savants de la région, comme al-Bîrûnî (973-1048). À l'abri de ses murs protecteurs, le jeune prodige forge les prémices de son système de pensée et rédige ses premiers ouvrages. Menacé par Mahmûd le Ghaznévide (971-1030), roi de l'empire éponyme originaire de Turquie, qui réclame la présence d'Avicenne à sa cour, le savant qui tient à sa liberté est contraint de quitter Gurgandj pour Gûrgân, où il entre- prend l'œuvre la plus importante de sa vie, celle qui fera sa renommée mondiale durant des siècles, le Canon. Cette encyclopédie de médecine fera référence dans l'enseignement de la discipline en Europe jusqu'au XVII e siècle. À cette même époque, Avicenne s'entoure de disciples et rencontre celui qui l'accompagnera le reste de sa vie, son fidèle secrétaire, al-Jawzajânî. Il prend ensuite la route de Rayy, située à quelques kilomètres de l'actuelle Téhéran. Il y soigne Majd al-Dawla (993-1029), prince héritier sujet à la mélancolie. La cité est alors gouvernée par la redoutable Sayyida. régente de l'émirat depuis la mort de son mari, bien décidée à confisquer le pouvoir au détriment de son fils.
De médecin à vizir
Pour échapper aux désordres de la région et à l'instabilité d'un émirat dirigé par une régente assise sur un trône éjectable, Avicenne entreprend de déménager à Hamadan. Il se met au service de son souverain, l'émir bouyide Shams al-Dawla (997-1021) dont il devient le vizir. Menant de front obligations politiques et travaux intellectuels, Avicenne se confronte aux réalités du pouvoir, à la faiblesse de la raison face à la puissance de l'épée. Malgré ses déboires, il bénéficie de la protection sans faille de l'émir, qui le tient en grande estime et parvient à sauver sa tête pourtant menacée par des militaires lésés par les réformes qu'il a initiées. À la mort de l'émir, son fils, 'Ali Ibn Shams al-Dawla, propose à Avicenne de poursuivre son œuvre politique, offre qu'il décline, son désir étant de se rapprocher de la cour de l'émir d'Ispahan, 'Ala al-Dawla. Dès lors, il est accusé d'intelligence avec l'ennemi mais aussi d'hérésie par les jurisconsultes, docteurs de la loi qui lui reprochent des mœurs dissolues, faites de vin et de femmes... Déchu, l'ancien vizir passe plusieurs mois en prison au cours desquels il rédige des ouvrages dont plusieurs contes philosophiques. Il parvient à échapper à la captivité pour se réfugier à Ispahan au service de l'émir 'Ala al-Dawla. Dans cette illustre cité, sa réputation grandissant, il achève de nouveaux livres, soignant riches et pauvres du royaume. Il y vit jusqu'à sa mort en 1037, à l'âge de 57 ans, des suites d'une maladie intestinale.
Son héritage
Avicenne n'a pas eu de descendance et laisse derrière lui quelque deux cents ouvrages traitant de philosophie, médecine, logique, physique, mathématiques, psychologie, astronomie, spiritualité et poésie. Philosophe de premier plan et politicien, il a marqué l'histoire de la médecine avec son Canon, qui, bien que totalement dépassé de nos jours, fascine toujours par son érudition. Le penseur a largement influencé les théologiens chrétiens du Moyen Âge, comme Thomas d'Aquin et Jean Duns Scot. Sans lui, la conception d'un Dieu comme liberté créatrice ou l'univocité de l'être n'auraient probablement jamais vu le jour.
- Avicenne a tenté de concilier les exigences de la raison et de la philosophie avec sa foi musulmane, long chemin tortueux à l'instar de celui qu'il emprunta tout au long de son existence, fuyant persécutions et machinations politiques.
Poursuivre l'article avec les lectures :
Avicenne: Ou l'islam des Lumières - de Omar Merzoug - 2021
Avicenne ou la route d'Ispahan - Gilbert Sinoué - 1990
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Avicenne, médecin perse du XIe siècle, de l’Orient à l’Occident